Les paysages de la vie

Je suis stupéfait par les paysages de la vie.

Hier soir, quelque chose en moi a lâché. Et un sourire l’a remplacé. Et une tendresse.

Je n’ai jamais compris les injonctions/conseils qui insistent sur le besoin que nous aurions de construire nos projets comme quelque chose d’abstrait, qui coche les cases, s’organise et se présente bien comme il faut pour se vendre, selon les objectifs que l’on se donnerait et les choix qui en découleraient. Vous voyez, rien que pour écrire ces lignes, j’ai besoin que chaque élément se présente du chaos jusqu’à mes doigts avec une certaine évidence. C’est viscéral. Je ne pourrais pas tenir un propos sincère si je devais le faire découler d’une référence abstraite qui ne fait pas sens à mon cœur. C’est impossible pour moi. Et pourtant, je me laisse happer moi aussi à ce jeu des métadiscours (notion de philosophie qui renvoie à ce qui entoure ce qu’on pense et exprime) sur la vie. Je serais tenté de m’en désaisir en mobilisant une bonne théorie anti-capitaliste, anti-colonialiste ou quelque chose du genre. Mais en cet instant ce ne serait que chercher du réconfort dans un nouveau métadiscours contradictoire.

Quelque chose a lâché en moi, car j’accepte le paysage de ce moi que j’habite. Parfois je me perds, ou me construit selon l’angle de vue qu’on choisit, en offrant mon temps à des tâches ou des considérations plus ou moins consistantes en réalité. J’organise, je planifie, j’extrapole, je commande, je projette, je calcule… Parfois je me perds, ou me construit selon l’angle de vue qu’on choisit, en offrant mon temps à ce qui se présente, en dépit du discours qui m’enjoins à être toujours « efficace ». Comme si le repos, le recul, la saveur de la vie même, devait être « efficace »…

Et puis la vie m’offre une étape, un soulagement, la possibilité de m’en foutre.

Et tout va bien, quelles que soient les chemins que j’emprunte, affairé à mille choses sans y voir clair, comme occupé à rien d’autre que de sentir la vie me traverser. Tout cela devient même amusant dès lors que je construis ma confiance en la vie, l’acceptation de mon existence. Car oui, cela se construit, se travaille, se cultive…

Depuis peu, tellement de choses s’alignent dans mes projets, que mes aspirations profondes s’entrechoquent à la surface de mes possibles. J’entends qu’il me faudrait faire des choix, comme une injonction à la spécialisation pour plus d’efficacité. Mais je ne peux pas. Je ne peux que laisser naître au travers de ma vie ce qui trouvera la force et la place d’éclore. Pourquoi faudrait-il sélectionner a priori, selon des considérations abstraites, les possibles dignes d’éclore sans leur laisser à tous leur chance ?

La sélection, pour moi, doit se faire au fur et à mesure, avec l’aide du hasard. Bien sûr, je choisirai petit à petit les pousses à même de s’épanouir dans mon jardin. Seulement j’ai besoin de les voir s’exprimer pour les connaître vraiment, les aider à trouver leur juste place. Mon terreau est riche. Alors merci à ces millions de possibles qui éclosent chaque jour dans le bordel de ma vie. Ils enrichissent la saveur de mes jours et résonnent peu à peu dans le chant de mon cœur. Bientôt, ils nourriront à leur tour ma vie de leurs fruits mûrs. Et je repenserai à ce champs fleuri, comme en friche, dans lequel je batifolais autrefois, maladroit, curieux, vivant.

Ce qui me rappelle ces lignes du magnifique poème de Robert Frost :

The road not taken

Two roads diverged in a yellow wood,

And sorry I could not travel both

And be one traveler, long I stood

And looked down one as far as I could

To where it bent in the undergrowth;

Then took the other, as just as fair,

And having perhaps the better claim,

Because it was grassy and wanted wear;

Though as for that the passing there

Had worn them really about the same,

And both that morning equally lay

In leaves no step had trodden black.

Oh, I kept the first for another day!

Yet knowing how way leads on to way,

I doubted if I should ever come back.

I shall be telling this with a sigh

Somewhere ages and ages hence:

Two roads diverged in a wood, and I—

I took the one less traveled by,

And that has made all the difference.

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